VIVE L'EXPATRIATION !

 

  Vu de la France, le Canada est une destination de rêve: les habitants y sont accueillants et chaleureux, la vie y est reputée douce et agréable. C'est d'ailleurs ce que confirment les grands sondages annuels jugeant " les pays où il fait bon vivre ". Ma réalité y est tout autre et cela n'engage que moi !!!

   Que remarque-t-on en arrivant ici ? Rien de particulier en apparence, aucun choc culturel évident de prime abord et pourtant... L'individualisme et l'esprit de compétition y sont poussés à l’extrême. Le contexte universitaire est d'autre part, très particulier, pour nous Français habitués aux valeurs de la cité et de quasi-gratuité. Ici, I'argent est au coeur du système : les universités s'affichent sur des publicités; les étudiants s’endettent fortement et chaque cours n'est pas quantifié par son contenu, mais par son coût horaire. Ainsi, sécher ici, revient à perdre des dollars. Chaque point perdu sur une copie correspond à une hantise absolue: une perte de bourse, un investissement financier gâché. Donc, les étudiants demeurent toujours sur le qui-vive et l'agressivité est souvent de mise. Ces comportements se comprennent parfaitement. Mais quel dommage de passer à côté d'une vie d'étudiant, peut-être insouciante et oisive à première vue, mais bien plus formatrice que tout ce que j'ai pu observer ici. Quelle terreur d'apercevoir des étudiants de 23 ans comme moi, incapables de se défaire de leur calculatrice afin de se rassurer sur leur moyenne, ou de faire des prévisions sur les coefficients d'harmonisation pour le résultat final ! Les relations entre les étudiant s'en ressentent: la politique dans ce domaine peut se résumer par la triste formule du " chacun pour soi "!

   Arriver ici et espérer se faire des amis facilement est ainsi une douce utopie. Mes connaissances à la fin premier semestre se résumaient à une vingtaine de personnes, soit des étudiants d'échange mexicains, espagnols, allemande et français : un multiculturalisme enrichissant, mais pas le moindre Canadien à l'horizon. À cet instant précis, vous vous dites en me lisant: " C' est un cas particulier, un élève ingénieur autiste incapable de s'intégrer où que ce soit. " Je vous rassure tout de suite, ce n'est pas le cas ! Mais au fur et à mesure de mes rencontres non canadiennes, nous nous rendions compte que, toutes nationalités confondues, nous vivions la même expérience, désastreuse sur le plan humain. Je ne tiens en aucun cas à blâmer ici les étudiants, victimes d'un système auquel je ne peux adhérer cuItureIIement. C'est ce système et |cette omnipotence de l'argent que je n'accepte pas, cet aspect déviant qui transforme l'éducation en véritable clientélisme.

   Mais sortons du cadre de l'Université. Parlons d'Ottawa, la Bilingue. Que de déceptions ! Cette ville n'a pas su tirer tous les avantages de cette particularité : où est donc la plus grande ouverture d'esprit, qui aurait dû immédiatement en découler ? Où se cache ce doux mélange de communautés ethniques, culturelles et linguistiques tant attendu ? J'ai vu une ville sans âme, une ville où deux communautés vivent sans harmonie.

   Cette impression, je la partage avec mes amis immigrés, mais aussi avec des francophones d'ici. Une de mes élèves acadienne m'avoua qu'elle avait elle aussi quelques difficultés à s'adapter. Son français différait de celui des Québécois et on considérait sa langue avec un certain mépris. Intransigeance quand tu nous tiens ! Elle-même ne connaissait que quelques Français de France et deux ou trois Québécois sympathiques : bien maigre pour quelqu'un du pays. II est difficile de ne pas arriver à la conclusion que toute appartenance à une communauté se fait d'abord et avant tout non pas sur les intérêts communs mais plutôt sur un " pedigree " !

   Ici, ce que l'on aime, c’est l'appartenance à une minorité. Surtout restez entre vous ! Les clubs et associations de l'Université n'ont vraiment rien à voir avec nos Cdthèques, Bdthèques, aux activités ouvertes à tous. Ici il y aura le club des étudiants chinois, libanais, musulmans, celui de la fierté gale et lesbienne, celui pour la croisade du Christ, du parti marxiste-léniniste. Ce qui compte n'est pas de se rencontrer, mais de se cataloguer. Pourtant, il y a bien une fédération étudiante pour tous : elle emploie du personnel et gère un bar de l'Université. Le président donne son avis sur tel drame ou tel projet de l'Université. Là encore le tout est assez flou, plus administratif qu'actif, plus gestionnaire que visionnaire. Mais rien n'est fait pour unir tout ce petit monde...

   Un mot à propos de la température... L'hiver était enfin arrivé, cet hiver que je redoutais tant vu de France, avec son cortège de températures à peine imaginables. Que de blancheur et de pureté tout d'un coup ! La ville avait changé... en mieux. Le canal gelé semblait déjà se parer de mille feux. La foule patinait, insouciante et mêlée, dans cette froideur unificatrice. Mais j'ai autre chose à dire que de simples impressions négatives, reflets d'une réalité partielle. L'expatriation n'est jamais chose facile, encore moins quand on idéalise l’endroit où l'on se rend. Force est d'avouer que le tout sera et est déjà très enrichissant.

   J'aime ce pays malgré tout. II fait déjà partie de moi. Trois mois et demi un peu galères, mais il faut savoir être patient. Tout peut être formidable. Dommage que le système broie ce qu'il y a de meilleur en chaque être : l'ouverture d'esprit, I'ouverture sur le monde, l'ouverture sur autrui.

   Chaque jour, j'apprends à changer d'avis, à apprécier la poutine, à voir ce que je n'avais pas vu la veille, à reporter de plus en plus mon retour en France. Alors vive mon séjour ici: pour le pire et le meilleur !

Arnaud Retureau
in La Rotonde, 23 mars 1999
Journal francophone de l’Université d’Ottawa

 

Retour à la page sur le Québec

ou vers la page principale de mon site :


home