>>> Index (Home) <<< Litte(rature)

...mais à part ça tout va très bien - Ray Bradbury

A NEUF ANS NEUF ANS ET DEMI

     " Tu sais ", fit Sheila en mâchant son pain grillé tout en scrutant son feint déformé par le flanc de la cafetière, " aujourd'hui est le dernier jour du dernier mois de la neuvième année. "

     Son époux, Thomas, glissa un œil par-dessus le rempart du Wall Street Journal, ne vit rien qui retienne fermement son regard et reprit sa position initiale. " Quoi ?

     -Je disais, reprit Sheila, que la neuvième année prend fin et que tu te retrouves avec une épouse toute neuve. Ou plutôt, disons que ton ancienne femme n'est plus. Donc, j'en conclus que nous ne sommes plus mariés. "

     Thomas réduisit le journal au silence en l'aplatissant sur ses œufs brouillés encore intacts, incline la tête d'un côté puis de l'autre, et énonça enfin . " Plus mariés ?

     -Non, ça c'était une autre époque, un autre corps, un autre moi. " Elle beurra un deuxième toast et le mâchonna d'un air philosophe.

     " Minute ! " II avala une forte rasade de café. " Explique-toi.

     - Mon cher Thomas, tu ne te rappelles donc pas avoir lu, quand nous étions enfants, et même plus tard, que tous les neuf ans, du moins je crois que c'est le chiffre, notre corps débordant d'activité telle une usine à gènes et chromosomes renouvelait entièrement notre personne, ongles, rate, de la cheville au coude, ventre, arrière-train et lobes des oreilles, molécule par molécule...

     - Oh, au fait ! grommela-t-il. Où veux-tu donc en venir ?

     - A ceci, cher Tom, répliqua-t-elle en finissant son toast. À l'heure de ce petit déjeuner, j'ai reconstitué mon âme et ma psyché, achevé la régénération de toute ma chair, mon sang, mes os. La personne que tu vois assise en face de toi n'est pas la femme que tu as épousée...

    - Ça, je l'ai dit plus d'une fois !

     - Sois un peu sérieux.

     - Pourquoi, tu l'es, toi ?

     - Laisse-moi terminer. Si la recherche médicale dit vrai, au bout de neuf ans il n'y a plus un sourcil, un cil, un pore, une fossette, un follicule, dans la créature prenant part à ce petit déjeuner pas comme les autres, qui aient un quelconque rapport avec l'ancienne Sheila Tompkins, celle qui s'est mariée à onze heures du matin un samedi d'il y a neuf ans jour pour jour. Ce sont deux femmes différentes. L'une est asservie à une gentille créature de sexe masculin dont la mâchoire se met à saillir comme un tiroir-caisse quand il feuillette le journal le matin. L'autre, maintenant que l'ultimatum est dépassé d'une minute, est Née Libre. Et voilà ! "

     Elle se leva prestement et s'apprêta à fuir.

     " Attends ! " I1 s'autorisa une nouvelle rasade de café. " Où vas-tu ? "

     Déjà à mi-chemin de la porte, elle déclara: " Ailleurs. Pour de bon, peut-être. Et qui sait, peut-être pour toujours.

     - Née Libre, hein ? Foutaises. Reviens. Assieds-toi. "

     Elle hésita. I1 prenait sa voix de dompteur. " Dis donc, tu me dois quand même une explication, non ? Assise ! "

     Elle se détourna lentement. "D'accord, mais juste le temps de croquer une ébauche.

     - Eh bien, croque. Mais assieds-toi.

     - A propos, dit-elle en revenant contempler son assiette, je crois que j'ai mangé tout ce qu'il y avait à manger. "

     I1 bondit sur pied, courut à la desserte, fourragea dans le plat d'omelette et posa sans ménagement une assiette devant elle.

     " Tiens ! Parle la bouche pleine. "

     Elle enfourna une fourchettée. " Tu vois bien où je veux en venir, non, Tomasino ?

     - Damnation ! Je te croyais heureuse !

     - Certes, mais pas incroyablement.

     - Ca, c'est pour les insensés en pleine lune de miel.

     -Oui, je me souviens.

     -Mais c'est du passé tout ça. Alors ?

     -Alors, toute cette année, j'ai senti qu'il se passait quelque chose. Au lit, je sentais des chatouillis sur ma peau, mes pores béaient telles dix mille bouches minuscules, les robinets de la transpiration s'ouvraient en grand, mon cœur battait la chamade, mon pouls résonnait dans des parties inattendues de mon corps, sous mon mentor, dans mes poignets, au pli de mes genoux, dans mes chevilles. J'avais l'impression d'être une grande statue de cire en passe de fondre. La nuit, j'avais peur de découvrir dans le miroir, en allumant la lumière de la salle de bains, une inconnue devenue folle.

     -Bon, bon ! " I1 ajouta quatre sucres dans sa tasse, remua son café et but le fond qui avait coulé dans la sous-tasse. " Abrège !

     -Toutes les heures de la nuit, et bientôt toutes les heures du jour, j'avais la sensation d'être debout sous l'orage, battue par une chaude pluie d'août qui rinçait ce que j'avais été pour mettre à nu ce que j'allais devenir. Jusqu'à la dernière goutte de sérum, jusqu'au dernier globule rouge ou blanc, dans la moindre étincelle née des terminaisons nerveuses recombinées, retendues, la moelle de mes os était neuve, j'avais à peigner des cheveux renouvelés, même mes empreintes digitales avaient changé. Ne me regarde pas comme ça. D'accord, d'accord, peut-être pas les empreintes digitales. Mais le reste, sit Tu comprends ? Tu ne vois pas que je suis le produit tout récemment sculpté et repeint de l'œuvre divine ? "

     I1 la jaugea en promenant sur elle, de la tête aux pieds, un regard tranchant comme une lame de rasoir.

     " Ce que j'entends surtout, ce sont les divagations de la folle du logis. Une femme au milieu de sa vie prise de frénésie et qui parle à en perdre haleine. Pourquoi ne pas dire les choses franchement ? Tu veux divorcer, c'est ça ?

     -Pas forcément.

     -Pas forcément ! cria-t-il.

     -Je vais me contenter de... m'en aller.

     -Et où iras-tu ?

     -I1 doit bien y avoir un endroit, dit-elle d'un air incertain en traçant des chemins dans son omelette chamboulée.

     -II y a quelqu'un d'autre ? s'enquit-il enfin en serrant ses couverts dans ses poings.

     -Pas pour l'instant en tout cas

     -C'est déjà ça. " I1 vida ses poumons d'un coup. " Et maintenant, monte dans ta chambre.

     -Pardon ? " Elle cilia. "

     Tu y resteras consignée pour le reste de la semaine. Allez, va dans ta chambre. Interdiction de téléphoner. Privée de télé. Privée de... "

     Elle se leva d'un coup. " On dirait mon père quand j'étais au lycée !

     -Ça alors ! " II rit sans bruit. " C'est tout à fait ça. Allez, hop ! Tu seras également privée de déjeuner, ma fille. Je poserai une assiette devant ta porte à l'heure du dîner. Quand tu seras revenue à la raison, je te rendrai tes clefs de voiture. En attendant, file ! Débranche ta prise de téléphone et donne-moi ton lecteur de C.D. !

     -C'est invraisemblable ! s'écria-t-elle. Je te signale que je suis une adulte.

     -Mais immature. Aucun progrès. Au contraire, tu as régressé. Si ta fichue hypothèse des neuf ans est vraie, tu n'as rien gagné dans le processus; au contraire, tu as perdu neuf années ! Allez, fiche-moi le camp ! "

     Elle s'élança, livide, vers l'escalier de l'entrée, en essuyant les larmes qui lui montaient aux yeux.

     Lorsqu'elle fut parvenue à mi-hauteur, il alla poser le pied sur la première marche, ôta la serviette de table coincée dans son col de chemise et dit tout bas: " Attends... "

     Elle se figea, mais sans se retourner. Elle attendait.

     " Sheila, dit-il enfin, en laissant à son tour libre cours à ses larmes.

     -Oui, souffla-t-elle.

     -Je t'aime.

     -Je sais. Mais ça ne change rien.

     -Mais si. Écoute. "

     Elle attendit, à mi-chemin de sa chambre.

     II se frotta le visage d'une main comme pour en extirper quelque vérité à force de massage. Une main presque frénétique qui cherchait quelque chose de caché près de sa bouche ou de ses yeux.

     Et tout à coup, cela jaillit de lui. " Sheila !

     -Tu m'as dit de monter dans ma chambre.

     -Non !

     -Alors quoi ? "

     Les traits de Thomas se détendirent peu à peu et ses yeux accommodèrent sur une solution possible. Sa main se pose sur la rampe comme pour avancer vers la marche où Sheila lui tournait le dos.

     " Si ce que tu dis est vrai...

     -Bien sûr que c'est vrai, coupa-t-elle… Toutes mes cellules, tous mes pores, tous mes cils. Neuf ans...

     -Oui, oui, je sais. Mais écoute-moi. "

     II déglutit avec difficulté et cela l'aida à digérer la solution possible, qu'il exprima très faiblement, puis doucement, et enfin avec une espèce de conviction croissante.

     " S'il est arrivé ce que tu dis...

     -Je te l'affirme, murmura-t-elle, tête basse.

     -Dans ce cas, énonça-t-il lentement, cela m'est arrivé à moi aussi.

     -Comment ! " Elle releva insensiblement la tête. "

     Ça n'arrive pas qu'à une seule et unique personne. Non, ça nous arrive à tous, aux quatre coins du monde. Mon corps a changé en même temps que le tien, pendant ces neuf dernière années. Les follicules, les ongles, le derme et l'épiderme, que sais-je encore. Je ne m'en suis pas rendu compte. Mais c'est inévitable. "

     Elle avait la tête haute à présent, et son dos n'était plus voûté. II s'empressa d'enchaîner. "

     Auquel cas, bonté divine, je suis tout neuf, moi aussi ! L'ancien Tom, Thomas, Tommy, Tomasino, est resté en arrière avec la mue qu'il a abandonnée. "

     Les yeux de Sheila s'ouvrirent tout grands et elle l'écouta conclure.

     " Ainsi nous sommes tous deux remis à neuf. Tu es à présent la femme nouvelle et ravissante que j 'ai pensé rechercher, et aimer, pendant toute cette année. Et je suis l'homme que tu t'apprêtais à dénicher. Est-ce que je me trompe ? Est-ce que j'ai tort ? "

     II y eut une impalpable hésitation, puis elle hocha imperceptiblement la tête.

     " Clémence, appela-t-il avec douceur.

     -Tel n'est pas mon nom.

     -Maintenant si. À femme nouvelle, à corps nouveau: nouveau prénom. Je viens de t'en trouver un. Clémence ? "

     Au bout d'un moment elle déclara: " Et toi, qui deviens-tu ?

     -Voyons... " I1 se mordit la lèvre inférieure à plusieurs reprises, puis sourit. " Que penses-tu de Frank ? Comme dans "Franchement, ma chère, c'est le cadet de mes soucis ." (N.d.T. Dernière réplique de Rhett Butler à Scarlett O'Hara dans Autant en emporte le vent)

     -Frank, murmura-t-elle. Frank et Clémence. Clémence et Frank.

     -Ça ne sonne peut-être pas très bien, mais on fera avec. Clémence ?

     -Oui ?

     -Acceptes-tu de m'épouser ?

     -Comment ?

     -J'ai dit: acceptes-tu de m'épouser ? Aujourd'hui même. Mettons dans une heure. À midi ? "

     Elle se retourna enfin et lui révéla un visage hâlé et lavé de frais.

     " Oh, oui !

     -Et nous nous enfuirons à nouveau, nous jouerons les insensés, pendant quelque temps. . .

     -Non, nous sommes très bien ici. C'est ce qu'il y a de mieux.

     -Descends, alors, fit-il en lui tendant la main. II nous reste neuf ens avant la prochaine métamorphose. Reviens terminer ton petit déjeuner de noces. Clémence ? "

     Elle descendit, prit la main qu'il lui offrait et sourit.

     " Champagne ! " conclut-elle.


Ray Bradbury (1920-), nouvelle publiée en 1996

back