Comment voyager avec un saumon - Umberto Eco
COMMENT NE PAS PARLER DE FOOT
Je n'ai rien contre le foot. Je ne vais pas au stade pour les mêmes raisons qui font que je n'irais jamais dormir la nuit dans les passages souterrains de la Gare Centrale de Milan (ou me balader à Central Park àNew York après six heures du soir), mais il m'arrive de regarder un beau match à la télé, avec intérêt et plaisir car je reconnais et apprécie tous les mérites de ce noble jeu. Je ne hais pas le foot. Je hais les passionnés de foot.
Comprenez-moi bien. Je nourris envers les tifosi un sentiment identique à celui des partisans de la Ligue Lombarde envers les immigrés extra-communautaires : "Je ne suis pas raciste, à condition qu'ils restent chez eux." Par chez eux, j'entends leur lieu de réunion en semaine (bar, famille, club) et les stades le dimanche où je me fiche de ce qu'il peut arriver, où ce n'est pas plus mal si les hooligans déboulent, car la lecture de ces faits divers me divertit, et puisque ce sont des jeux du cirque, autant que le sang coule.
Je n'aime pas le tifoso parce qu'il a une caractéristique étrange : il ne comprend pas pourquoi vous ne l'êtes pas, et s'obstine à vous parler comme si vous l'étiez. Pour bien faire comprendre ce que je veux dire, je vous donne un exemple. Je joue de la flûte à bec (de plus en plus mal, à en croire une déclaration publique de Luciano Berio, et je suis ravi de me savoir suivi avec tant d'attention par un Grand Maître). Supposons maintenant que je sois dans un train et que, pour engager la conversation, je demande au voyageur assis enface de moi :
- "Avez-vous écouté le dernier C.D. de Frans Brüggen ?
- Pardon ?
- La Pavane Lachryme. À mon avis, le début est trop lent.
- Excusez-moi, je ne comprends pas.
- Je parle de Van Eyck, voyons ! (en articulant) le Blockflöte.
- Oh, vous savez, moi... Ça se joue avec un archet ?
- Ah, je vois, vous ne...
- Je ne...
- Comme c'est curieux. Mais savez-vous que pour une Coolsma faite à la main il faut attendre trois ans ? À ce compte-là, mieux vaut une Moeck en ébène. C'est la meilleure de toutes celles qu'on trouve dans le commerce. C'est Rampal lui-même qui me l'a dit. Au fait, vous êtes déjà allé jusqu'à la cinquième variation de Derdre Doen Daphne d 'Over ?
- J'en sais rien, moi je vais à Parme...
- Ah, j'y suis, vous ne jouez que de l'alto. C'est en effet plus satisfaisant. À propos, j'ai découvert une sonate de Loeillet qui...
- L'oeil quoi ?
- Je voudrais bien vous y voir dans les fantaisies de Telemann. Vous vous en sortez ? Vous n'allez pas me dire que vous utilisez le doigté allemand ?
- Vous savez, moi, les Allemands... Leur BMW est sans doute une grande voiture et je la respecte, mais...
- J'ai compris. Vous pratiquez le doigté baroque. Très juste. Prenez ceux de Saint Martin in the Fields... "
Voilà. Je ne sais si j'ai bien rendu l'idée, mais je crois que vous approuveriez mon malheureux compagnon de voyage s'il se suspendait au signal d'alarme. Eh bien, ça se passe exactement comme ça avec les tifosi. Le pire, ce sont les chauffeurs de taxi :
- "Vous avez vu Vialli ?
- Non, il a dû passer pendant que je n'étais pas là."
- "Vous regardez le match, ce soir ?
- Non, je dois travailler sur le livre Z de la Métaphysique, vous savez, le Stagirite.
- Bon. Regardez et vous m'en direz des nouvelles. Pour moi, Van Basten pourrait être le Maradona des années 90, vous croyez pas ? Mais enfin bon, faut pas non plus perdre de vue Hagi."
Inutile d' essayer de l' interrompre, autant parler à un mur. Ce n'est pas qu'il se fiche complètement du fait que je m'en fiche complètement. C'est qu'il ne peut concevoir que quelqu'un puisse s'en ficher complètement. I1 ne le concevrait même pas si j'avais trois yeux et deux antennes plantées sur les écailles vertes de mon occiput. Il n'a aucune notion de la diversité, de la variété et de l'incomparabilité des Mondes Possibles.
J'ai donné l'exemple du chauffeur de taxi, mais c'est pareil avec un interlocuteur appartenant aux classes dominantes. À l'instar de l'ulcère, ça frappe aussi bien le riche que le pauvre. Il est toutefois curieux que des êtres si clairement convaincus de l'égalité des hommes soient prêts à aller casser la gueule au premier tifoso de la province voisine. Ce chauvinisme oecuménique m'arrache des cris d'admiration. C'est comme si les partisans de la Ligue s'écriaient: "Laissez venir à nous les Africains. On va pouvoir leur régler leurcompte."
Umberto Eco (1932-),
paru en 1992