Les Chants de Maldoror - Comte de Lautréamont
CHANT PREMIER (extrait)
[7] J'ai fait un pacte avec la prostitution afin
de semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la
nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis
devant moi un tombeau. J'entendis un ver luisant grand comme une
maison, qui me dit : "Je vais t'éclairer. Lis l'inscription.
Ce n'est pas de moi que vient cet ordre suprême." Une
vaste lumière couleur de sang, à l 'aspect de laquelle mes mâchoires
claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans
les airs jusqu'à l'horizon. Je m'appuyai contre une muraille
en ruine, car j'allais sombrer, et je lus : "Ci-gît un adolescent
qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui." Beaucoup
d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant
ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi,
à elle, avec une figure triste : "Tu peux te relever." Je
lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur. Le
ver luisant, à moi : "Toi, prends une pierre et tue-la. -
Pourquoi ? lui dis-je." Lui, à moi : - Prends garde
à toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s'appelle Prostitution." Les larmes dans les yeux,
la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue.
Je pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec
peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'épaule
avec les bras. Je gravis une rnontagne jusqu'au sommet : de 1à,
j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça
sous le sol d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur
de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les
eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône
renversé. Le calme reparut à la surface; la lumière
de sang ne brilla plus. "Hélas ! hélas ! s'écria
la belle femme nue; qu'as-tu fait ?" Moi, à elle : "Je
te préfère à lui; parce que j'ai pitié des malheureux.
Ce n'est pas ta faute, si la justice éternelle t'a créée."
Elle, à moi : "Un jour, les hommes me rendront justice;
je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher
au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que toi et
les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent
pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m'as aimée !"
Moi, à elle : "Adieu ! Encore une fois :
adieu ! Je t'airnerai toujours !... Dès aujourd'hui,
j'abandonne la vertu." C'est pourquoi, ô peuples,
quand vous entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près
de ses bords ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris
le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires,
dites : "Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe : ce n'est que le soupir
aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen."
Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors,
pleins de miséricorde, agenouillez-vous; et que les hommes, plus nombreux
que les poux, fassent de longues prières.
Comte
de Lautréamont (1846 - 1870) , paru en 1869