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La Truie - Thomas Owen

LA TRUIE.

Les truies pâles et pleines piquées de soies souillées

Joyce Mansour.

    Le brouillard ne se dissiperait pas de sitôt.   Bien au contraire, il allait sans cesse s'épaississant.   Les nappes en devenaient toujours plus fréquentes, plus denses, opposant au double faisceau lumineux des phares, la blancheur soudaine d'un mur surgissant de la nuit.   Rouler devenait de plus en plus dangereux.   On eût dit que, nées un peu partout dans la campagne, ces impalpables et floconneuses entités s'appelaient, se rejoignaient, se fondaient peu à peu en une masse bientôt impénétrable.

     Arthur Crowley avait déjà ralenti son allure.   A chaque instant, maintenant, il lui fallait freiner brusquement devant d'imaginaires obstacles.   Il croyait voir surgir tantôt l'arrière d'un camion non éclairé, ou un arbre en travers de la route, ou même des choses déraisonnables en ces lieux, un canot, un corbillard, une troupe de jeunes scouts à bicyclette...   Il comprit qu'il ne pourrait surmonter la lassitude nauséeuse qui le gagnait.   Il eut peur tout à coup de poursuivre sa route.   De toute façon, il n'arriverait plus avant le milieu de la nuit.   Il ralentit encore l'allure et décida de faire halte dès que l'occasion se présenterait.

     Fort heureusement, elle ne tarda guère.   A sa droite, un peu en retrait de la route, une enseigne au néon perçait le brouillard.   Il s'engagea dans sa direction, par un chemin récent, mal empierré, aux bas-côtés de terre meuble.   Il arrivait au Coquelicot.   C'était un cottage assez vaste, de construction récente, édifié aux abords d'une ancienne ferme dont les bâtiments, en retrait, formaient des blocs sombres et imprécis dans le brouillard.

     Arthur Crowley suivit l'indication Parking.   Dans les chicanes de béton, une voiture noire était garée.   II se rangea auprès d'elle.   Ses phares éteints, les ténèbres s'abattirent d'un seul coup autour de lui.   II sortit et ses yeux s'habituèrent vite à l'étrange pénombre grise.   Au moment où il fit claquer sa portière, quelqu'un, écartant un rideau, regarda à la fenêtre.

     II fut rapidement au bâtiment par un chemin de brique pilée bien damé et poussa la porte.   C'était un bistros comme il y en a des milliers par le monde, le long des grands-routes.   Un comptoir normand, des rayons chargés de bouteilles aux étiquettes criardes, un appareil distributeur de disques, brillant comme une cuisinière électrique d'où sortait une musique tonitruante.   Quelques tables couvertes de nappes à carreaux rouge et blanc.   Au plafond, des poutres de bois trop clair.

     Arthur Crowley avait refermé la porte derrière lui et restait immobile, indécis, inspectant ce lieu où régnait une ambiance à la fois rustique et américanisée qui lui parut d'un effet déplorable.

     Assise à une table près du comptoir, accoudée d'un air un peu veule, une femme jeune encore, la patronne sans doute, bavardait avec un client.   Elle était dodue, appétissante, et tourna vers le nouveau venu un visage où riaient des yeux battus mais arrogants.   Elle avait la chevelure noire et opulente, et visiblement un petit verre dans le nez.   Le client qui lui faisait face était un gros rouquin, au feint de brique, à l'air borné, au front court, pareil à un personnage de la peinture expressionniste flamande.   Il secouait gauchement, dans sa grosse patte, des dés qu'il jeta en soufflant dans un baquet de bois gainé de drap vert.

     Arthur Crowley salua d'un signe de tête et avança jusqu'au comptoir où il s'appuya.   La femme l'interrogea du regard, sans bouger.   II demanda une bière.

     La patronne tapota familièrement la joue luisante de son partenaire, pour lui faire prendre patience, et se leva pour servir ce client qu'on n'attendait plus.

     Pendant qu'elle faisait sauter la capsule d'une bouteille, Crowley lui demanda s'il y avait moyen de loger.

     Elle se mit à rire bruyamment, et, s'adressant au rouquin:

     - Il demande s'il peut loger!

     Mais l'abruti était perdu dans un rêve intérieur et ne broncha pas, immobile, la joue dans la main.

     - Excusez-moi, dit la femme à Arthur Crowley interdit, mais ce n'est pas vraiment un hôtel ici.

     Elle parlait gentiment, ennuyée d'avoir manqué de civilité.   Elle ajouta:

     - Vous voyez ce que je veux dire...   Mais si vous désirez passer la nuit, on peut arranger ça.

     II expliqua son désir de faire halte à cause du brouillard et son intention de repartir assez tôt le lendemain.

     - Parfait.   Je vais vous montrer votre chambre.   Allez donc prendre votre bagage.   Le temps de faire patienter ce gros boudeur.

     Tout cela fut rapidement mené et bientôt Arthur Crowley prit possession d'une chambre très banale, froide et nette.   Il ouvrit le lit, comme il en avait l'habitude en voyage, et trouva les draps propres, mais un peu moites.

     La patronne le regardait faire en souriant d'un air canaille.

     - Ça va ?   demanda-t-elle.

     - Bien sûr.    C'est parfait.

     - Vous n'allez pas vous coucher tout de suite?   II ne faut pas que je vous borde?

     - Non.   Je vais aller vider mon verre et manger un morceau.   Si, bien entendu, vous avez quelque chose à m'offrir.

     - Ici, on finit par trouver tout ce qu'on veut.

     Au moment où ils descendaient l'escalier, un grand remue-ménage se produisit et trois hommes entrèrent en parlant haut et en se donnant des bourrades amicales.   Ils saluèrent familièrement la patronne, multipliant les démonstrations d'amitié, les témoignages d'affection et les attouchements.

     Le gros rouquin, qui les connaissait, s'enhardit à les voir moins timides que lui et vint joindre aux leurs ses grosses mains palpeuses.

     - Tout doux, tout doux, les calmait en riant la garce qui en avait vu bien d'autres.   Voulez-vous vous tenir convenablement.   II y a du monde!

     Le ton baissa, chacun vint s'installer au comptoir et Arthur Crowley sympathisa avec la bande joyeuse.   On but quelques verres. On plaisanta beaucoup et l'un des nouveaux arrivés déclara finalement, après un silence:

     - Maintenant, on va jouer la truie.

     II réclama le bac et les dés.   La patronne fit un signe de tête, comme pour dire "pas devant ce type-là", mais le boute-en-train n'en eut cure.   Au contraire, il demanda à Crowley:

      - Vous jouez avec nous ?

      - D'accord.   Mais en quoi consiste le jeu ?

      - C'est un secret.

      - Mais encore ?

      - Le gagnant emporte le droit d'aller voir la truie.

      - Qu'est-ce que c'est ?

      - On le sait si on gagne.

     La mise était modique, Arthur Crowley tenté.   II joua, gagna et fut ovationné.

      La patronne l'entraîna au-dehors.   A sa suite, il traverse une cour aux pavés bombés, dans la direction des bâtiments de la ferme, que l'on distinguait mal dans les ténèbres.

     II sentit qu'on lui glissait dans la main une torche électrique.

     - La pile n'est plus neuve, dit la femme.   Economisez- la.

     II fit jouer le déclic; un rond lumineux perça le brouillard et dansa un moment sur un bâtiment.

     - C'est là !   Je vous laisse.

     II aurait voulu la retenir, mais déjà elle s'était éclipsée.   II l'entendait courir dans le noir, pénétrer dans la maison, dont la porte un instant ouverte fit un trou de lumière dans l'ombre.

     II se dirigea vers une sorte de grange, aux murs chaulés, dont l'entrée s'ouvrait sous un grand espalier noir.   A l'intérieur, une sorte de remise où il put distinguer une échelle suspendue au mur, des tonneaux, des bouteilles vices, des cuvelles, un tuyau d'arrosage et même une bicyclette de dame.

     Dans le fond, une porte basse.   La porcherie, sans aucun doute.   II tire un loquet et poussa doucement.

     Une odeur d'étable lui saute au visage et le faisceau de sa lampe, projeté dans l'ombre de ce lieu, lui révéla sur la paille blonde une masse rose pâle qu'il distingua mal tout d'abord.   Mais il dut bientôt se rendre à l'évidence.   II y avait là, couchée en chien de fusil, une femme nue, sans âge, avec une tignasse blonde, des épaules grasses, un gros derrière mou.   Elle dormait lourdement et sa respiration puissante et régulière avait quelque chose d'émouvant.

     Arthur Crowley resta à la regarder un long moment, à la fois stupéfait et écouré.   Un malaise le prenait, une gêne indéfinissable.

     Gênée dans son sommeil par la lumière crue, la femme se détendit, grogna, fit mine de se retrouver...

     II éteignit la lampe et battit en retraite, démoralisé.   Qui était cette épave ?   Que faisait-elle là ?   A quelles abominables contemplations était-elle vouée ?   Comment une telle chose était-elle possible?

     II revint, songeur et honteux, et chacun, dès son entrée dans la salle, guetta sur son visage les signes de son émotion.

     - Cela a été vite!   dit la patronne.

     - Elle dormait ?   interrogea le rouquin.

     - Est-ce que vous l'avez fait se lever sur ses pattes ?   demanda un autre.   II y a un bâton pointu derrière la porte.   On s'en sert pour lui piquer la viande.   Elle se redresse alors sur les mains et les genoux.

      Arthur Crowley se taisait, humilié et indigné.   II n'aurait pu parler.   II leur tourna le dos.

     - Conclusion, dit quelqu'un, vous avez raté le meilleur du spectacle.

     - Ce sera pour une autre fois, fit la patronne.

***

     II monta dans sa chambre.    II avait envie de pleurer ou de vomir.    II se déshabilla et se glissa dans le lit glacé.

     En bas, on riait.    De lui, sans doute.    Peu après, il entendit plusieurs personnel traverser la cour, pénétrer dans la grange, élever la voix, rire et encore rire...

     II imaginait ce que l'on pouvait faire à la truie...

     Le spectacle de cette malheureuse créature l'obséda toute la nuit.

     Son imagination, traumatisée par cette vision qu'il se reprochait, à présent, d'avoir abrégée par lâcheté, nourrit son sommeil de cauchemars d'une tristesse déchirante.    Le sort de cette séquestrée, traitée comme une bête, le remplissait de honte contre lui-même.

     II revoyait cette masse pâle et grasse, impudiquement étalée dans la paille.    II lui semblait qu'elle se traînait maladroitement dans sa direction, rampant sur ses genoux et ses avant-bras, montrant un visage implorant d'une pathétique imbécillité.    II voulait, dans son rêve, se montrer secourable, l'aider à se relever, mais son geste tournait à sa confusion.

     La "truie" lui enlaçait les jambes de ses gros bras roses, le faisait basculer auprès d'elle, dans la litière, poussait des cris de plaisir, auxquels se mêlaient les rires des compagnons de beuverie, surgis à son insu, et se gaussant de lui méchamment, leurs têtes hilares et grossières se pressant dans l'embrasure de la porte.

***

     Vint enfin le jour.    Arthur Crowley s'éveilla, le nez flatté par une bonne odeur de café frais.

      Un coup d'oil à la fenêtre lui montra la campagne dégagée de toute brume, grande plaine de prairies couturées de clôtures en fil de fer, avec au loin une rangée de saules à course chevelure de feuilles drues.

     Au fond de la cour, la grange où il avait pénétré, pour sa honte, quelques heures plus tôt.    I1 ressentit à sa vue une véritable nausée.    Comment de telles choses étaient-elles possibles et par queues monstrueuses complicités n'étaient-elles pas dénoncées ?    Malgré une fidélité rigoureuse au principe de ne jamais se mêler des affaires d'autrui, il sentait bien qu'il allait aujourd'hui faire exception à la règle qu'il s'était tracée.    Quitte à compliquer par un retard supplémentaire l'horaire de son voyage, il devait avertir la police de ce qui se passait en ce lieu.    II ne se sentait nullement obligé à une solidarité quelconque avec des gens qui l'avaient bien imprudemment lié à leurs secrets.

     La valise faite, il descendit.    La patronne, en petit négligé matinal, le salua sans gêne et lui demanda s'il avait bien dormi.    Voulait-il du lard ou des oufs au jambon ?

     - Pas de jambon! Pas de lard!...

     II n'aurait pas pu.    II ne pourrait jamais plus sans doute.

     - ...Un ouf brouillé, du pain et du café, beaucoup de café!

     Pendant qu'elle allait à la cuisine préparer ce repas, il sortit pour ranger son bagage dans sa voiture.    Comme le paysage avait changé depuis la veille !    Par quel sortilège le brouillard et la nuit rendent-ils si menaçants des lieux que la clarté restitue à leur paix première ?

     Des oiseaux chantaient dans les buissons le long de la route.    Un camion rouge avec remorque défila lentement, doublé par une petite voiture rapide.    Un chien aboya dans le lointain...

     II traverse la cour aux pavés bombés.    La grange l'attirait irrésistiblement.    II céda à la tentation et poussa la porte.    C'était bien là qu'il avait pénétré quelques heures plus tôt.    Même sol de terre battue.    Mêmes instruments remisés.    L'échelle au mur, les cuvelles, les tonneaux, le tuyau en plastique, les bouteilles...

     II ouvrit la porte du fond.    II reconnut l'odeur de sapin, de paille et de fumier.    La lumière pénétrait abondamment par une fenêtre latérale.    Son cour battait vite.    II regardait...

     Une truie énorme se mettait sur ses pattes en grognant.    Elle tourna vers lui son groin répugnant, le regarda de ses petite yeux mal fendus, où brillait une lueur de perversité.

     - Le déjeuner est prêt! appela au-dehors la voix de la patronne.    II sortit à reculons, fasciné par cette bête dont la vue l'emplissait d'une indicible confusion.

     II mesura l'étonnante duplicité du visage des choses, selon qu'il fait nuit ou que le soleil brille.    II aurait voulu trouver là des raisons d'apaiser son esprit, mais il ne se sentait qu'à moitié soulagé.

     - Café ! cria de nouveau la patronne.

     Vite, une dernière fois, il jeta un coup d'oil dans la porcherie pour se rassurer, pour n'avoir plus à l'avenir à penser à tout cela.    La truie s'était couchée sur le flanc, lui montrant son ventre mamelu.

     Tout allait bien.    Pas d'erreur possible.    Son imagination seule avait créé cette méchante histoire.

     Et cependant, cependant...   Mais où donc était passée la bicyclette de dame qu'il avait vue la veille contre ce mur ?


Thomas Owen (1910 - ), nouvelle écrite en 1972 (?)

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